Revue Jeu, n 151

Febuary 2014

De ces corps qui comptent

By Christina Brassard


Nous avons rencontré Menka Nagrani, une chorégraphe et metteure en scène travaillant avec des danseurs et des comédiens reconnus ainsi que des artistes au casting atypique.

Menka Nagrani est la fondatrice des Productions des pieds des mains. Ses spectacles (Leçons, L’Ombre, Le Temps des Marguerites et Pharmakon) ont été présentés à maintes reprises sur la scène montréalaise ainsi que lors de festivals internationaux au Canada, en Belgique, en France et au Japon. Nagrani a d’ailleurs reçu de nombreux prix dont celui du Conseil des arts et des lettres du Québec pour l’ensemble de son parcours artistique en 2012.

Le choix des corps atypiques
Vos productions artistiques sont des innovations en ce qui concerne l’art de la scène, car vous avez été l’une des premières au Québec à avoir réussi à monter des spectacles professionnels et audacieux avec des personnes handicapées intellectuelles. Comment avez-vous eu cette idée et pourquoi avez-vous fait ce choix de distribution ?


Menka Nagrani – Depuis 1999, j'enseigne au Centre des arts et de la scène les Muses, qui offre une formation socioprofessionnelle en théâtre, en danse et en chant à des artistes ayant un handicap intellectuel. C'est là que j’ai eu cette idée. Ce sont les personnes à qui j'enseigne que j’embauche pour les spectacles des Productions des pieds des mains. Je me suis, en quelque sorte, inspirée de la matérialité corporelle de ces artistes afin de produire des créations originales. Ce choix, qui fut risqué, est lié au fait que ces artistes sont pour moi des inspirations : ils animent mon souffle créateur. Leur authenticité, la non-censure dont ils font preuve, leur spontanéité ainsi que leur côté cabotin m’ont séduite.

En ce qui a trait à vos partitions scéniques, vous vous inspirez parfois de canevas de pièces déjà existantes : L’Ombre est basée sur un conte de Hans Christian Andersen et Leçons est inspirée de La Leçon d'Eugène Ionesco. Or, ce ne sont que des inspirations car vous les adaptez en mettant en valeur des questionnements et des idées personnelles qui vous touchent. Quel est votre objectif ?

M. N. – Avant tout, c'est de susciter une réflexion à la fois artistique et sociale. Chacune de mes pièces s'inscrit dans une démarche interdisciplinaire, à la rencontre de la danse contemporaine et du théâtre expérimental, visant à mettre en relief certaines problématiques qui constituent notre société actuelle, telles que la surconsommation de médicaments ou la difficulté de satisfaire aux exigences des normes de la beauté. La mise en scène de corps atypiques permet d’interroger ce type de problèmes sociétaux, liés aux thématiques de mes spectacles. Sur le plan professionnel, comment réussissez-vous à travailler avec des artistes ayant un handicap intellectuel sans que vos spectacles s’apparentent au théâtre amateur ?

M. N. – C’est à partir des forces des artistes que je construis la totalité de mes pièces. Par exemple, l’un d’entre eux est atteint de tremblement, et j’utilise parfois cette particularité en demandant à l’ensemble de la distribution d’imiter ses gestes. Ainsi, le tremblement se normalise et devient, du point de vue esthétique, un atout. Il faut aussi dire que mes heures de répétition sont allongées pour pallier le rythme d’apprentissage plus lent de ces personnes – en général 500 heures de répétitions au lieu de 100 heures pour une pièce d’une heure. Entre autres, je fais du coaching individualisé avec chacun d'entre eux pour les aider à atteindre le niveau technique de ce que la pièce exige et je leur donne des classes d’entraînement en danse contemporaine pour combler le fait qu’ils n’ont pas la chance d’aller s’entraîner par eux-mêmes le matin, comme le font les danseurs sans handicap. Je tiens aussi, avec eux, des cahiers de notes personnalisés.

La critique sociale et la démarche artistique
Vous dites que votre objectif principal est de susciter une réflexion chez les spectateurs. Vous considérez-vous comme une artiste engagée ?


M. N. – Pour moi, le but de la création artistique devrait être de passer un message et de faire réfléchir sans toutefois faire la morale. De façon imagée, si je ne faisais pas de théâtre, je poserais des bombes ! Je me considère assurément comme une artiste engagée. L’art est une façon de canaliser ma colère par rapport à certains aspects de la société et de la transformer en énergie créatrice. Je désire traiter de sujets profonds et de thèmes lourds en compensant toujours avec une touche de légèreté et d’espoir. Je pense que le négatif est l’énergie la plus facile à transmettre. Le vrai défi est d’arriver à faire pleurer de joie et d’amener une fantaisie par rapport à des sujets difficiles, complexes et problématiques. On comprend d’ailleurs que le simple fait de voir sur scène une personne avec un corps atypique ou un handicap intellectuel provoque déjà, peu importe le thème du spectacle, des questions sur ce qu’est l’art et suscite des réflexions éthiques et philosophiques. Si on peut utiliser leurs différences pour soutenir les propos de la pièce, nous ouvrons alors de multiples portes.

Écrite par Alexis Martin, la pièce Pharmakon critique la surconsommation de médicaments dans notre société actuelle. Comment l’utilisation d’acteurs ayant un handicap intellectuel dans cette pièce soutient-elle le propos du spectacle ?

M. N. – Voir des personnages de patients trisomiques sur scène avaler sans réfléchir des tonnes de pilules peut remettre en question certaines de nos valeurs et nous pousser à réfléchir sur nos responsabilités en tant que consommateurs de médicaments. C’est une image ludique mais profonde et emblématique de notre société qui « avale » sans se poser de questions.

Comme vous le dites, vos spectacles sont très ludiques et ce qui semble vous intéresser, c’est lorsque la laideur devient beauté, plus précisément lorsque des thèmes lourds apparaissent de manière plus légère. Pensez-vous que votre démarche artistique se situe justement dans ce désir de montrer le beau dans la différence ?

M. N. – Sans aucun doute, car la différence remet en question les normes.

Le Temps des Marguerites, qui fut classé quatrième meilleur spectacle de danse-théâtre au Canada en 2007 par le quotidien The Globe and Mail, est un bon exemple de mise en scène où transparaît votre démarche.

M. N. – Créé en collaboration avec Richard Gaulin, ce spectacle raconte l’histoire d’une cantatrice en fin de carrière qui se voit refuser un rôle en raison de son âge avancé, celui de Marguerite dans l’opéra Faust de Gounod. Nous avons alors reconstitué des extraits de cet opéra sur scène, et la jeune et belle Marguerite est jouée par Geneviève Morin-Dupont, une actrice qui a la trisomie 21 et un physique qui lui est propre – que je trouve magnifique, mais qui ne correspond pas au standard de beauté véhiculé par notre société. J’aurais pu donner ce rôle à quelqu’un d’autre, mais cela n’aurait pas eu le même effet. Avec Geneviève, le spectateur est appelé à se questionner sur la notion de la beauté.

Les contraintes de la diffusion et l’accueil du public
Lors de vos débuts, vous avez eu quelques difficultés à sensibiliser les institutions à votre projet afin d’obtenir des subventions. La profession de vos artistes n’était malheureusement pas toujours reconnue. Comment vous y êtes-vous prise pour prouver aux subventionneurs que vos spectacles étaient d’envergure professionnelle ?


M. N. – Au départ, il y avait plusieurs préjugés dans la majorité des institutions parce que les gens n’avaient pas d’autres références que les troupes amateurs. C’était difficile de s’imaginer qu’on pouvait produire un spectacle de qualité professionnelle avec des personnes ayant un handicap intellectuel. Je suis allée chercher les artistes, les diffuseurs, les subventionneurs, un à la fois. Après que chacun d’entre eux fut venu voir un spectacle ou observer une répétition, il comprit l’intérêt de mon théâtre. Dans la revue Reflets de société, la journaliste Ariane Clément a même écrit à propos de Leçons : « Je croyais que les éloges que l'on faisait de ce spectacle relevaient plutôt de la charité humaine [...] J'ai été estomaquée par la puissance du spectacle. » Or, aujourd’hui, nous n’avons plus ce type de problèmes. Lorsque je fais des demandes de subventions, les institutions reconnaissent ma démarche et sont maintenant plus ouvertes à ce que je fasse appel à des personnes ayant un handicap intellectuel.

Le public a-t-il les mêmes attentes en assistant à vos spectacles que pour n’importe quels autres ?

M. N. – Mes salles sont souvent combles. Ce qui nous avantage est que nos spectacles attirent les amateurs de danse et ceux de théâtre. À Montréal, la compétition est forte, car l'offre est grande, alors les attentes sont très élevées. Avoir des personnes handicapées sur scène n’est pas une excuse pour présenter un spectacle de moins bonne qualité.

En regard de la démarche d’autres créateurs qui engagent maintenant des artistes ayant une déficience intellectuelle, en quoi la vôtre est-elle unique ?

M. N. – Les artistes ayant une déficience intellectuelle sont souvent appelés à jouer des rôles de personnages handicapés. La plupart des performances théâtrales vont utiliser les témoignages et le vécu de ces artistes dans la représentation. De mon côté, je préfère plutôt leur faire jouer des personnages qui n’ont rien à voir avec leur monde. Je n’adhère pas aux téléréalités et à la tendance hyperréaliste dans l’art actuel. Pour moi, l’art permet de sortir de notre confort quotidien et de repenser le monde.

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